CHINE: Innovation mondiale, recherche et diffusion des technologies à l’heure du « dérisquage »
Fort du partenariat de longue date entre The Bridge Tank et l’Institut des sciences et du développement de l’Académie chinoise des sciences (Institutes of Science and Development of the Chinese Academy of Sciences, CASISD), le plus important institut de recherche de Chine, Joël Ruet a été invité à intervenir en ouverture du Forum sur la coopération et la gouvernance de la science, de la technologie et de l’innovation mondiales de cette année. Ce forum, qui s’est tenu à Pékin le 25 septembre 2023, est la plus importante conférence annuelle sur l’innovation en Chine.
The Bridge Tank et le CASISD ont signé un MoU en 2018. Joël Ruet est également intervenu durant la session d’ouverture de la World Internet Conference organisée par le CASISD en Novembre 2020.
Dans un contexte de réouverture progressive de la Chine au monde, le discours d’ouverture de Joël Ruet au Forum a abordé les thèmes cruciaux de l’innovation, de la recherche, du développement et de la diffusion des technologies au niveau mondial à une époque marquée par la volonté de dérisquer les relations avec la Chine.
L’innovation mondiale dans des temps incertains de dérisquage
En 2023, le dérisquage des relations entre l’UE et la Chine est devenu la norme dans l’engagement de l’Europe vis-à-vis de la Chine. L’idée de » dérisquer plutôt que de découpler » a fait son chemin jusque dans le bureau ovale, les États-Unis ayant de plus en plus recours à cette approche dans leurs relations avec la Chine.
La coopération dans les technologies de base liées à la recherche fondamentale (par exemple, le nucléaire, la recherche génomique, l’intelligence artificielle) est également affectée par cette tendance au dérisquage, a fait remarquer M. Ruet. Il reste néanmoins des défis communs qui nécessitent une accélération des solutions au niveau mondial. Ils nécessiteront l’intervention de « diplomates technologiques » pour trouver un modus vivendi stable.
- Dans le domaine du nucléaire, les surgénérateurs, les questions de sécurité, les technologies de non-prolifération, les combustibles de substitution (par exemple le thorium) ou la fusion nucléaire sont autant de « risques » qui ont déjà été pris, puisque la Chine est déjà un État doté de l’arme nucléaire. Le chemin vers un secteur nucléaire plus sûr, plus propre et non militaire doit donc être entrepris conjointement.
- Dans le domaine de la génomique, M. Ruet a noté que la France et la Chine avaient coopéré au sein du centre de virologie de Wuhan. Lors de la pandémie de COVID-19, le partage de la séquence d’ADN s’est avéré utile pour développer plus rapidement des vaccins : à l’heure où plusieurs coronavirus ont été identifiés comme potentiellement mutables et nocifs, la transparence et la coopération internationales sont plus que jamais nécessaires. L’Assemblée générale des Nations unies vient d’approuver l’idée d’un fonds commun pour le développement de vaccins et la lutte contre les épidémies. C’est ce que The Bridge Tank avait préconisé en 2020, aux côtés de l’Internationale libérale et de l’Internationale socialiste. La virologie devrait donc être un autre secteur échappant au dérisquage.
- L’IA présente assurément des caractéristiques différentes, dans la mesure où ses résultats peuvent se traduire beaucoup plus rapidement et plus largement en réglementations de la société, voire en « contrôle ». Dans ce cas, la rivalité systémique pourra rendre la coopération plus difficile. Cependant, la diplomatie technologique est nécessaire ici également et les discussions devront être maintenues, éventuellement avec la médiation de think tanks.
La recherche, le développement et la diffusion des technologies
L’innovation n’a jamais été « mondiale », a souligné Joël Ruet. Si la science est un état de vérité communément accepté et si la recherche offre des possibilités de coopération, le développement technologique n’est pas l’apanage des instituts de recherche, mais concerne des entreprises et des marchés. La science peut rester commune grâce aux publications et à la recherche fondamentale (ex : ITER dans le domaine de la fusion nucléaire).
Cependant, il apparaît que toutes les technologies au service de la transition écologique deviennent non seulement compétitives mais aussi des « avantages concurrentiels ». C’est le cas en Chine grâce à un effort de recherche-technologie dans lequel l’Académie chinoise des sciences joue un rôle central ; dans l’UE grâce à un Green Deal et à des paquets réglementaires qui s’orientent de plus en plus vers de » nouveaux avantages compétitifs » (en matière de carbone, de matériaux, d’impact humain, etc.), ou simplement grâce à une attractivité fondée sur les subventions aux États-Unis.
Un dialogue politique est important à cet égard. Il devrait rassembler sur une plateforme commune des scientifiques, des technologues, des décideurs en matière de politique commerciale et d’investissement et des décideurs en matière de sécurité nationale. En effet, ces derniers doivent être inclus car les mesures concrètes prises par les États-Unis en matière de rivalité sur les semi-conducteurs sont par exemple le résultat de la convergence d’un double processus qui peut être retracé jusqu’au rapport du département d’État américain de 2012 déclenché par la stratégie Chine 2025, et d’autre part au débat lancé par Mme Pritzker sous l’administration Obama sur les risques encourus par l’innovation du fait d’une économie chinoise délocalisée (un point déjà abordé dans le chapitre 5 du rapport de l’ISPI intitulé « China’s Belt and Road : A Game Changer ? »).
Bien que la science, la recherche, la technologie et l’économie ne soient pas nécessairement liées, dans l’état actuel du dérisquage – ainsi que dans le cadre politique de la Chine – elles le sont indubitablement devenues. Leur gouvernance doit impliquer différents courants de décideurs politiques, ce qui indique un autre rôle possible pour les think tanks et le CASISD. Il convient de noter que l’OTAN s’est intéressée à l’agenda technologique par le biais de la finance en lançant un fonds de capital-investissement pour éviter aux start-ups d’avoir « besoin de l’argent chinois ».
La diffusion des technologies
La transition écologique implique notamment la diffusion des technologies en même temps que l’innovation sur le marché, a souligné M. Ruet. Les « transferts de technologie » se font rarement sans innovation et sont en fait un moteur de cette dernière, aux côtés des entreprises.
Le rôle de la Chine en tant que place de marché et des entreprises technologiques chinoises dans les nouveaux matériaux, les nouvelles énergies et les nouvelles mobilités doit être analysé correctement.
Les travaux antérieurs de The Bridge Tank ont montré que les « transferts » de technologie ne se faisaient pas par le biais de coentreprises, mais par l’intermédiaire de fournisseurs, d’écosystèmes issus de la capitalisation de projets, d’un apprentissage dirigé par l’État ; tout cela dans le cadre d’un accord « technologies contre marchés » entre les entreprises internationales et la Chine. Il convient de noter que cela ne correspond ni à l’économie commerciale classique ni à l’économie du développement. Il s’agit d’une particularité chinoise.
La Chine ayant comblé son retard sur le reste du monde, il n’est plus possible d’utiliser l’approche « technologies contre marchés » : seules les approches « technologies contre technologies » ou « marchés contre marchés » peuvent encore être explorées.
Joel Ruet a fait valoir que chacune de ces approches était difficile à mettre en œuvre de manière isolée et improbable en ces temps de dérisquage. Les deux approches, prises conjointement sous la forme d’un « tit-for-tat », pourraient constituer l’avenir. Alors que les défis des échanges « technologies contre technologies » étaient abordés jusqu’à présent, une approche « marché contre marché », qui serait paradoxalement un retour à l’économie commerciale canonique, a été exclue dans le cadre du traité d’investissement UE-Chine, étant donné que de nouveaux avantages concurrentiels sont conçus autour des valeurs sociétales.
Seule une discussion globale entre l’UE et la Chine, combinant la recherche, la technologie, le commerce et l’investissement, pourrait faire émerger une éventuelle coopération, fût-elle limitée.
Ce n’est toutefois pas ce qui s’est matérialisé dernièrement et c’est ici que la communauté technologique a un rôle important à jouer pour communiquer les besoins de la planète, tout en gardant à l’esprit le dérisquage.