Alors que la croissance mondiale est en berne et que l’économie chinoise peine à se relancer, l’Inde semble afficher une santé économique à toute épreuve. Avec une population de 28 ans d’âge moyen, le pays le plus peuplé du globe et cinquième puissance économique mondiale affiche aujourd’hui une croissance de 6%. Mais que se cache-t-il derrière cette situation macroéconomique éclatante ?
Dans l’édition du 16 novembre intitulée « Inde : une croissance sans limites ? », l’émission Entendez-vous l’éco ? présentée par Tiphaine de Rocquigny sur France Culture s’est penchée sur le cas de ce pays qui attire les regards d’un monde qui ne le connait encore que très peu.
Joël Ruet, Président de The Bridge Tank et économiste CNRS à l’Institut Interdisciplinaire de l’Innovation, chercheur senior de la Chaire Technology for Change à l’Ecole Polytechnique, était l’invité de France Culture. À ses côtés :
- Catherine Bros Professeure d’économie à l’université de Tours et chercheuse au Laboratoire d’économie d’Orléans, spécialiste de l’économie indienne
- Basudeb Chaudhuri Économiste, chercheur affilié au Centre d’études sud-asiatiques et himalayennes, le CESAH (unité mixte EHESS/CNRS) et de CREM (Centre de Recherche en Economie et Management, Université de Caen et CNRS)
La croissance indienne : sujet de convoitise en trompe-l’œil?
Avec une croissance constante avoisinant les 6%, la situation macroéconomique de l’Inde captive aujourd’hui l’attention de l’opinion internationale. Cinquième économie mondiale après avoir, non sans symbole, dépassé le Royaume-Uni et visant à devenir la troisième puissance économique mondiale derrière les États-Unis et la Chine, l’objectif de l’Inde est fixé : atteindre les 5.000 milliards USD de PIB.
Avec une population jeune, une bonne situation démographique et donc un fort capital humain, tous les voyants semblent au vert pour le pays aux 1,4 milliards d’habitants.
Mais comme a pu le noter Joël Ruet en ouverture, cette santé économique et ce dynamisme national sont-ils bien pérennes et soutenables? En termes de PIB par habitants, l’Inde n’est de loin plus dans le peleton de tête et se classe 125ème au niveau mondial. Car pour que la croissance se traduise en développement, c’est au niveau de la création d’emploi qu’il faut regarder, comme l’a rappelé Catherine Bros.
Aujourd’hui, cette croissance indienne est principalement tirée par les services, un secteur gourmand en formation mais pas en main d’œuvre.
Inégalités et pauvreté
L’autre face de l’Inde n’est donc pas aussi éclatante. Avec près de 50% de la main d’œuvre dans un secteur primaire ne représentant qu’environ 15% du PIB, le fossé entre les villes et les campagnes est toujours bien visible. Le maintien de la croissance aux alentours des 6% depuis les grandes réformes des années 90 est devenu nécessaire pour continuer à fournir de l’emploi dans le secteur formel, alors que près de 3/4 des actifs sont dans le secteur informel, comme souligné par Basudeb Chaudhuri. Malgré cela, cette croissance peine à se répercuter dans le secteur de l’agriculture et dans l’économie rurale.
Là où la Chine a vu ces dernières décennies la pauvreté reculer à tous les niveaux et une classe moyenne prendre forme, l’Inde n’avance pas aussi vite, freinée en partie par son modèle fédéral selon Basudeb Chaudhuri.
Selon Catherine Bros, la pauvreté extrême a très largement diminué et la pauvreté intermédiaire a également entamé sa diminution. Toutefois, la pauvreté reste très forte, avec uniquement 20% de la population indienne y échappant. Les chiffres du gouvernement indien indiquent que 800 millions d’indiens, soit 2/3 de la population, touchent aujourd’hui une forme de subvention (ex. sécurité alimentaire, énergie), un point rappelé par Basudeb Chaudhuri.
Certaines politiques de lutte contre la pauvreté peuvent néanmoins être saluée selon Joël Ruet, celles-ci ayant permis de créer une identité numérique et l’ouverture d’un compte bancaire pour chaque indien jusque dans les villages, permettant ainsi une plus grande efficacité dans la redistribution des aides et l’accès des populations rurales aux services.
La formation: un enjeu d’avenir
Suite à la pandémie de COVID-19, la main d’œuvre dans l’agriculture s’est retrouvée à la hausse, rappelant que ce secteur reste un filet de sécurité pour de nombreux indiens dans un contexte de fragilité économique. Face à ces défis de développement, la formation reste un enjeu de taille.
Bien que près de 100% de la population indienne ait désormais accès à l’instruction primaire, l’instruction secondaire est le théâtre d’une réelle déperdition puisque 70% de la main d’œuvre n’a pas dépassé ce niveau d’instruction. Pis encore selon Basudeb Chaudhuri, le contenu des formations, en particulier celui offert par des institutions privées non contrôlées, est souvent dépourvu de connaissances opérationnelles nécessaires à l’intégration du marché du travail, rendant près de 70% des nouveaux diplômés indiens inemployables.
Souvent comparée à la Chine, l’Inde présente toutefois des différences historiques notables, en particulier dans le secteur industriel, qu’il est impératif de prendre en compte selon Joël Ruet. Là où l’industrialisation chinoise s’est étalée sur presque 70 ans, formant par là-même plusieurs générations d’ouvriers qualifiés, l’Inde n’a pas bénéficié d’une croissance industrielle comparable. Le rattrapage qui s’opère aujourd’hui dans le secteur secondaire s’appuie sur un capital humain ne venant pas d’un monde industriel mais bien paysan, exigeant tout un effort de formation.
Face à de telles contraintes, le temps d’attente pour un emploi qualifié augmente chez les jeunes. Les femmes, quant à elle, se retirent du marché du travail avec seulement 1 femme sur 5 ayant une activité professionnelle rémunérée. Ce retrait s’illustre en particulier dans les zones rurales avec un repli sur le travail non-rémunéré sur les exploitations agricoles.
L’intégration économique d’un pays-continent
Malgré tous ces défis, l’Inde maintient sa croissance. Mais qu’en est-il de la place du pays dans l’économie mondiale?
Depuis son ouverture à la concurrence dans les années 90, l’Inde oscille entre ouverture et protectionnisme. Le taux d’intégration de l’économie indienne dans le commerce mondial demeure relativement faible aujourd’hui, ayant culminé à 20% dans les années 2010 mais étant redescendu à 10% depuis. L’Inde ne représente aujourd’hui que 1,7% des échanges mondiaux de biens et 3% pour les services.
Cette insertion frileuse se reflète également dans la politique économique mercantiliste de l’administration Modi qui souhaite limiter les importations tout en soutenant les exportations, en particulier pour les secteurs de hautes technologies à travers la création de champions nationaux. L’ambition annoncée par de récents programmes économiques est de rendre l’Inde autosuffisante, en privilégiant la production et l’intégration de l’économie nationale et une insertion stratégique dans les flux mondiaux.
Selon Joël Ruet, le développement interne national des entreprises technologiques indiennes permet déjà leur mondialisation puisque celles-ci sont confrontées à un marché intérieur de taille avec des centaines de millions d’utilisateurs. Elles doivent pouvoir gérer différentes cultures en termes de capital humain mais également développer une approche multi-site et cosmopolite prenant en compte la diversité des villes, langues et cultures du pays.
L’approche économique du gouvernement Modi, ni libérale au niveau domestique, ni au niveau international, est donc bien cohérente avec un contexte d’arrivée tardive de l’Inde dans l’économie mondiale et de tentation grandissante du protectionnisme. L’intégration de l’économie nationale et la création d’une base de production qui puisse être mercantiliste est une étape importante.
Retrouvez toutes les émissions avec Joël Ruet sur France Culture:
- Le Magazine du week-end, « Dans les forêts d’Afrique, le lucratif commerce de la compensation carbone »
- Entendez-vous l’éco?, « ‘Chine : La fin du rêve?’ La mondialisation à l’heure de Pékin »
- Cultures Monde, « ‘Qui pour sauver la planète?’ Les financiers? »
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