Dans la continuité des travaux de The Bridge Tank sur la finance verte et de notre investissement dans le cadre du G20 pour une nécessaire implication des organismes financiers du Sud dans la définition de cette dernière, Joël Ruet était l’invité du « Magazine du week-end » sur France Culture pour une émission dédiée aux crédits carbone dans la forêt tropicale en Afrique.
Alors que les projets de compensation carbone sur la base d’efforts de conservation des forêts se multiplient, l’efficacité de ces nouveaux mécanismes financiers est aujourd’hui remise en question. L’émission était l’occasion pour Joël Ruet d’échanger avec Alain Karsenty, Chercheur au Département « Environnements et Sociétés » du CIRAD et Wannes Hubau, Ingénieur biologiste spécialisé dans les forêts tropicales, professeur à l’université de Gand, sur les limites et opportunités de ces modèles de financement climat innovants.
Au micro de Marguerite Catton, Joël Ruet a introduit les grands défis rencontrés aujourd’hui dans la structuration d’outils de finance verte:
« Il y a une finance verte qui est en cours de structuration, qui est nécessaire mais qui n’existe pas, ce qui est le lieu de tous les dangers d’appropriation et d’expropriation. D’autre part, cette finance verte doit à la fois couvrir la finance pour le climat, pour le développement durable et pour la biodiversité. Il y a donc 3 finances qui n’existent pas, qui doivent se définir, se codéfinir simultanément, avec des parties prenantes très disparates : les populations, les états du Sud, les organismes du Nord, et les pouvoirs financiers du Nord. »
Dans ce contexte, les forêts tropicales africaines génèrent un intérêt tout particulier pour des projets de compensation carbone. Souvent décrites comme les poumons de la planète, ces forêts jouent un rôle clé dans la séquestration du carbone et constituent de fait des puits de carbone importants qu’il s’agit aujourd’hui de conserver. Les projets de compensation carbone sur la base d’actifs forestiers offrent ainsi une finance d’un nouveau genre,
« une finance qui ne va plus être dans les ordinateurs de Wall Street ou de la city mais géolocalisée dans des endroits où les gens vivent, où les états souverains essaient d’être souverains sur le plan économique. »
La structuration d’actifs financiers sur la base de la capacité de ces forêts à capter et séquestrer du carbone dépend toutefois de certaines conditions, comme a pu le noter Alain Karsenty, Chercheur au Département « Environnements et Sociétés » du CIRAD.
« Ce n’est pas parce qu’un pays a une forêt qui absorbe du CO2 qu’il peut vendre des crédits carbone, l’absorption doit être additionnelle. Il faut qu’un pays puisse démontrer qu’il a pris des mesures pour réduire la déforestation par rapport à un scénario de référence. »
Prenant l’exemple du Gabon, Joël Ruet a souligné les nécessaires arbitrages politiques à l’incorporation de la forêt tropicale dans la CDN du pays. Il s’agit en premier lieu de différencier ce qui relève du don de la nature d’une part et des efforts de protection consentis dans le puits de carbone actuel de l’autre, ainsi que de modéliser l’avenir, une tâche difficile tant l’incertitude est quasi-entière sur la réaction des forêts au changement climatique en cours.
Si la forêt gabonaise absorbe aujourd’hui 100 millions de tonne de CO2, le simple maintien d’une telle capacité d’absorption à l’horizon 2050 nécessitera des efforts de conservation et de non-déforestation importants. Ceux-ci impliquent des mesures inconditionnelles et d’autres conditionnelles au financement international.
La dichotomie entre eldorado & crise des crédits carbone émane donc également de l’incertitude autour du périmètre ainsi que de la durabilité du sous-jacent: de sa stabilité biologique dans le temps, des modèles scientifiques sur lesquels ces mécanismes de compensation reposent, et de la sincérité des mesures et certifications par des acteurs privés intéressés au résultat.
Selon Wannes Hubau, ingénieur biologiste spécialisé dans les forêts tropicales, professeur à l’université de Gand, l’augmentation de la concentration de carbone dans l’atmosphère affecte directement la forêt:
« avant les émissions de CO2 les forêts matures étaient en équilibre avec l’atmosphère donc il y avait du carbone séquestré par les arbres qui poussent et dégagé par les arbres qui meurent, mais maintenant on a découvert que cette pratique libre n’existe plus. A cause d’une fertilisation du CO2 il y a plus de croissance et donc plus de carbone capturé que de carbone qui échappe alors les forêts sont devenues un puits de carbone. »
De nombreux défis d’inclusivité et de justice sociale subsistent encore pour ce marché encore balbutiant,
« c’est un marché relativement jeune. Il faudra encore améliorer les réglementations pour que les fonds arrivent vraiment aux villages où se trouvent les gens qui protègent la forêt. »
Alain Karsenty pointe également du doigt les questions de crédibilité, d’efficacité et d’intégrité environnementale de ces compensations carbone.
« Tout est basé sur un scénario de référence. Cela peut être le passé, en comparant avec les niveaux de déforestation dans le passé […] ou alors un scénario business as usual, avec une déforestation augmentant dans des proportions prédéfinies pour répondre à des besoins de développement et de population qui augmente. Or ces scénarios sont à la main de ceux qui les produisent, c’est-à-dire les gens qui élaborent des projets, ou les états qui élaborent leurs scénarios de référence. On ne peut pas les contester et ces scénarios impliquent souvent de fortes augmentations de déforestation. […] Il y a un problème de crédibilité majeur du point de vue de l’intégrité environnementale de ces mécanismes. »