Échanges avec la Commission Européenne sur l’autonomie stratégique de l’UE

Le 10 mai 2022, The Bridge Tank s’est joint à un voyage d’études à Bruxelles à la rencontre du Commissaire européen Thierry Breton. Le voyage était organisé par la Fondation Prospective et Innovation (FPI) et son président Jean-Pierre Raffarin, ancien premier ministre. The Bridge Tank était représenté par Joël Ruet et Philippe Coste, respectivement président et board member de l’organisation.

Ce voyage d’études sur le thème de la souveraineté et de l’autonomie européenne face aux pressions et tensions mondiales était constitué de cinq entretiens avec des hauts dignitaires, chercheurs et hauts fonctionnaires de l’UE. La délégation du voyage d’étude a ainsi pu échanger avec Laurence Graff, Cheffe d’unité à la direction générale de l’action pour le climat (DG CLIMA) de la Commission Européenne, avec deux représentants du think tank belge EGMONT – Institut royal des Relations internationales, avec l’Ambassadeur Philippe Léglise-Costa, Représentant Permanent de la France auprès de l’UE, avec Denis Redonnet, Directeur général adjoint de la Direction générale pour le Commerce à la Commission européenne, et enfin avec Thierry Breton, Commissaire européen pour le marché intérieur.

The Bridge Tank est heureux de publier aujourd’hui le compte-rendu de cette journée à Bruxelles.

Le commissaire européen Thierry Breton – Rapport de force et géopolitique du marché intérieur: pour une réglementation et des chaînes de valeur renforcées

Sur le marché européen, le consommateur et ses intérêts ont longtemps joué un rôle prépondérant, du fait notamment de l’influence britannique. Selon Thierry Breton, Commissaire européen pour le marché intérieur, une dynamique différente s’opère toutefois aujourd’hui, basée sur l’idée de remettre l’entreprise, les hommes et leurs savoir-faire au-devant des produits.

Les crises récentes ont révélé des fragilités dans le rapport de force de l’Europe avec la Chine et les États-Unis. La Chine a ainsi pu bloquer sur son territoire certains produits au détriment de la demande du marché, tels que les masques. Les États-Unis ont par la suite retenu sur leur sol les vaccins produits par des entreprises européennes aux États-Unis à travers un executive order du Président Biden. La démonstration de la capacité de réplique de l’UE avec le blocage de l’exportation de la production de Johnson & Johnson en Europe avait ouvert la voie à des négociations sur la base de ce rapport de force. Selon Thierry Breton, une démondialisation est aujourd’hui impossible et certaines dépendances vont nécessairement perdurer (ex. en matière de terres rares et semi-conducteurs). Plutôt que d’établir une « souveraineté » européenne, il s’agit donc d’établir un rapport de force s’appuyant sur la taille du continent européen, afin d’assurer une autonomie relative et une capacité de choisir et de se défendre.

M. Breton à ce titre revenait précisément d’un voyage aux Etats-Unis et d’une rencontre avec Elon Musk notamment pour faire passer le message politique que désormais l’UE appliquerait strictement ses règles et intérêts face aux GAFA et multinationales technologiques sans possibilité d’extra-territorialité, avec le Digital Market Act et le Digital Service Act qui fixent les règles d’accès au marché européen.

La Commission a plus généralement ces dernières années fait un bilan des faiblesses des chaînes de valeurs dans chaque secteur critique (ex. batteries, semi-conducteurs, lithium, terres rares). Il est aujourd’hui devenu impossible de raisonner pays par pays au sein de l’UE, les écosystèmes et approches réglementaires doivent se constituer au niveau continental. Pour le lithium il s’agit par exemple de développer les capacités de raffinage, les ressources du continent en lithium étant suffisantes.

Jean-Pierre Raffarin & Thierry Breton

Sur les semi-conducteurs, une montée en puissance de l’autonomie européenne est importante. Un premier mapping a reconnu les capacités européennes existantes, avec notamment un centre d’excellence de 5000 personnes en Flandres, ou encore un centre à Grenoble. Des moyens de production très sophistiqués sont nécessaires pour ces semi-conducteurs mais des acteurs existent en Europe, avec notamment l’entreprise de semi-conducteurs néerlandaise ASML, qui est dotée de la seconde capitalisation boursière en Europe derrière LVMH et supérieure au géant américain Intel. L’objectif de l’UE est donc de passer de 10% à 20% d’autosubsistance, ce qui représente une multiplication par 4 du volume de production au vu de la multiplication par 2 du marché mondial prévue sur la même période. Un appui public de 43 milliards d’euros viendra soutenir les entreprises les plus innovantes, ce qui contribuera à établir ce nouveau rapport de force en cas de crises et de blocages.

DG CLIMA, Laurence Graff – Politique et ambitions climatiques européennes: neutralité carbone et souveraineté énergétique

Selon Laurence Graff, Cheffe d’unité à la direction générale de l’action pour le climat (DG CLIMA), la politique climat européenne a aujourd’hui un intérêt à la fois national et international. C’est en 2008, durant la présidence française, que le premier paquet climat-énergie a été conclu. Celui-ci a ouvert la voie à un leadership européen sur les questions environnementales qui a permis d’avoir des résultats dans les états membres mais également au niveau international. Tout cela a été rendu possible par l’approche différenciée et de solidarité concrète par le biais de différents fonds européens. La Commission Européenne (CE) est en effet attentive aux mécanismes de soutien à la vulnérabilité climatique. Cela s’est illustré en 2022 par la création d’un Fonds social pour le climat. Mais l’enjeu du climat est aussi stratégique, englobant des enjeux d’innovation et de compétitivité internationale.

Le pacte vert pour l’Europe a quant à lui revu ses objectifs à la hause en passant de -40% à -55% d’émissions en 2030 par rapport à 1990 afin d’assurer une trajectoire de neutralité carbone. Il s’agit toutefois de s’assurer que les impacts économique négatifs soient maîtrisés sans pour autant remettre en cause le pacte vert. La non-action coûterait de plus en plus cher et le coût de l’adaptation augmenterait. Selon Frans Timmermans, VP de la CE, le pacte vert représente une nouvelle stratégie de croissance avec des enjeux d’accompagnement et de gestion de la transition économique pour certains secteurs, en renforçant les filières du futur et en accompagnant celles en difficulté.

L’objectif fixé est que l’Europe devienne le premier continent neutre en carbone, une vision plus que jamais utile compte tenu du besoin actuel de souveraineté énergétique. Cette préoccupation est également au coeur du plan RePowerEU de la CE, révélé le 18 mai 2022. Ce nouveau plan énergétique européen avec des mesures sur les énergies renouvelables, les économies d’énergie, et l’efficacité énergétiques redéfinit les interdépendances et repense les sources d’énergie. Au sujet de la taxe carbone aux frontières, une priorité de la présidence française, les discussions étaient encore en cours au moment de ces échanges.

Le marché carbone européen a commencé par des plans nationaux et s’est aujourd’hui totalement harmonisé, couvrant ainsi les 12,000 plus grosses installations émettrices, qui représentent ensemble la moitié des GES de l’UE. La mise aux enchères de ces crédits notamment pour les entreprises énergétiques génère des revenus contribuant aux finances des états avec une obligation de réutilisation pour le climat à hauteur de 50% et permet l’abondement de différents fonds (ex: pour l’innovation à travers des appels à projets de €2-3 milliards, ou fonds de modernisation pour 10 nouveaux pays).

Au niveau international, l’UE est active avec ses partenaires stratégiques du G20. Depuis 10 ans, le dialogue informel UE-Chine s’est montré excellent et présente selon Laurence Graff le “meilleur moyen de faire passer des messages” sur les marchés carbone. D’autres partenaires se sont quant à eux montrés plus réticents, notamment les USA (qui restent malgré cela  sur la voie de leurs objectifs climatiques) ou encore le Brésil, l’Inde et la Russie. Face à la « fatigue des COPs » observée par certains, l’UE a concentré ses efforts sur une approche constructive en bilatéral avec ses partenaires. Au sein du G7, les efforts se concentrent sur l’établissement d’une vision stratégique climat et sur les secteurs de l’industrie et du commerce. Le point focal de la COP27 était ainsi principalement dédié à l’adaptation et à son financement.

En Afrique, la diversité du continent requiert une approche différenciée: soutien à la réduction des émissions de GES pour certains pays (ex. Afrique du Sud), adaptation, captation de carbone sur projets forestiers et agricoles pour d’autres. Cette diversité exige ici aussi une approche bilatérale en fonction des capacités locales existantes ou à faire émerger. En mai 2022, la COP27 se profilait déjà comme compliquée, l’UE anticipant des demandes africaines importantes et des reproches d’un manque de solidarité de la part de l’UE.

EGMONT – Institut royal des Relations internationales : Puissance globale européenne et rapports de force

Après les crises financières et migratoires des 20 dernières années, l’Union Européenne semblait en être ressortie fragilisée et avec un sentiment d’inachevé. Les crises causées par le COVID-19 et la guerre en Ukraine ont permis des avancées fortes et irréversibles. Bien que des difficultés existent dans le développement d’une position diplomatique commune, avec notamment le risque de fissure dans la position des 27 en matière de sanctions imposées à la Russie, les propositions de la présidence française visant à faire de l’Union une puissance globale se mettent en place. Cela est notamment possible grâce à l’évolution de la position de l’Allemagne, dont le gouvernement actuel se montre plus européen que les précédents, ouvert à des avancées à géométrie variable pour une coopération renforcée. Egmont observe ainsi des signaux positifs sur la relation franco-allemande.

Une proposition faite par le président Macron au Parlement Européen vise à mettre fin à la position ambiguë de l’UE sur les Balkans occidentaux, en donnant un statut particulier et faisant preuve d’une solidarité renforcée avec les pays candidats à l’adhésion mais ne pouvant pas encore être intégrés à l’Union. La position actuelle est particulièrement décriée par la Serbie, qui est devenue un relai important de la Russie de Poutine en Europe.

Au cours des échanges entre les différents participants à cette réunion, la question du rapport de force entre l’UE et Pékin s’est retrouvée une fois encore au coeur des discussions. Bien que la Chine accepte de laisser des marges financières fortes aux groupes européens, un changement de cap de la part des autorités chinoises pourrait sérieusement fragiliser ces groupes. Le projet européen doit nécessairement inclure une position forte face aux états-puissances et encourager une union des démocraties. Une telle position se manifeste par un rapport de force continental de l’UE face à la Chine, en particulier sur le plan des relations commerciales, pour lesquelles l’Union a déjà indiquée son intention de rééquilibrer le rapport de force. Selon Egmont, c’est aujourd’hui d’abord autour du pouvoir normatif du marché européen que commence à s’imposer la puissance économique européenne.

Ambassadeur Léglise-Costa – Dynamiques européennes en réponse aux crises présentes et futures

La session d’échange avec l’Ambassadeur Philippe Léglise-Costa, Représentant Permanent de la France auprès de l’UE, a permis d’aborder les dynamiques actuelles dans la stratégie commune de l’Union européenne.

Selon l’Ambassadeur Léglise-Costa, l’évolution de la position allemande est particulièrement notable, un constat similaire à celui de l’institut Egmont. Face aux différentes crises qui ont frappées le continent ces dernières années, l’Allemagne a pris des décisions fortes caractérisées par une plus grande ouverture aux préoccupations communes. Cela contraste avec une approche passée plus germano-centrée. Au-delà du conceptuel, le tandem franco-allemand s’en est trouvé renforcé. L’appui de l’Allemagne à la présidence française a par exemple permis le vote du texte sur le mécanisme de réciprocité sur les marchés publics. Le texte sur les subventions aux entreprises d’Etat avançant également, celui-ci contribuera au rééquilibrage du rapport de force avec par ex. la Chine.

Selon l’ambassadeur Léglise-Costa, la position européenne en matière de stratégie de défense doit aujourd’hui progresser et encourager l’UE à se rééquiper pour réduire sa dépendance des États-Unis, ne serait-ce que par risque de changement politique aux US.

La préparation de l’avenir demande également d’anticiper le débat sur la sortie de guerre face à la Russie et déterminer la menace que présente la Russie pour l’Europe, quel que soit le régime en place. Face à la Chine, un rapprochement Russie-Chine présente une source de préoccupation pour des nombreux européens. La stratégie de l’UE reste sur les mêmes bases qu’en 2019 tout en insistant sur le statut de rival stratégique et en évitant les antagonisme, un statut duquel la Chine s’accommode. Cette taxonomie a également été reprise par le président Biden aux États-Unis.

La Chine a fait des erreurs en sanctionnant par exemple des parlementaires européens, ce qui a créé un effet de cohésion parlementaire contre l’accord sur l’investissement. Elle semble aujourd’hui attentive à ne pas prêter le flanc à la critique de contournement de sanctions, en dépit de l’augmentation de ses importations.

DG TRADE, Denis Redonnet – Autonomie stratégique ouverte et guerre froide économique

L’Union Européenne sort aujourd’hui d’une ère d’accords de libre-échange tous azimuts qui en a fait la juridiction avec le plus grand nombre. L’approche a aujourd’hui changé et les problématiques d’intégration économique en ont fait de même pour se concentrer sur une approche « d’autonomie stratégique ouverte. » Celle-ci entend continuer de profiter des bénéfices de l’ouverture tout en oeuvrant un mouvement de rééquilibrage pour contrebalancer les pratiques de certains partenaires économiques.

Les crises auxquelles fait face l’UE aujourd’hui génèrent des demandes accrues de précaution et de protectionnisme. Ces tendances au repli protectionniste se retrouvent dans le voisinage sud de l’UE dans la mise en oeuvre des accords de remplacement d’importations européennes par des produits locaux. D’autres types de difficultés rencontrées aujourd’hui concernent les distorsions de concurrence globale liées au capitalisme d’état chinois qui génère des distorsions autour du coût du capital et du système des entreprises d’Etat. Face à cela, force est de constater que les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ne permettent pas une bonne gouvernance de ces pratiques. Ceci explique en partie le retrait des États-Unis de ce système et les tarifs illégaux du point de vue de l’OMC que s’imposent aujourd’hui US et Chine. Ces pratiques bloquent le système de règlement de différends qui formait l’un des appareils les plus avancés dans la gouvernance internationale. Bien que les 25 pays membres de l’OMC (dont la Chine fait partie) aient mis en place un système alternatif, l’absence des États-Unis de ce processus de réforme de l’OMC rend vain tout effort de réforme porté par l’UE.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a exigé une réaction et adaptation rapide de la part de l’UE. Celles-ci s’illustrent sur le plan économique par la rapidité de mise en place des cinq premiers paquets de sanctions.

En matière d’exportations, 25% des exportations de l’UE et du G7 vers la Russie sont sous sanction. Cette stratégie se positionne indubitablement dans une perspective de guerre froide de moyen à long terme, permettant ainsi de fragiliser et dégrader le potentiel industriel russe à cet horizon. Les relations économiques et commerciales sont ici utilisées à des fins de puissance. Les États-Unis donnent de plus des signaux qu’ils pourraient en faire de même envers la Chine, ce qu’ils avaient commencé à appliquer au géant chinois des télécoms Huawei et appliquent aujourd’hui à la Russie. Un tel élargissement à toute la Chine aurait des conséquences gigantesques.

L’idée européenne d’un cartel d’acheteurs serait difficile à mettre en œuvre et la perspective de sanctions secondaires américaines sur le reste du monde risque de causer une fragmentation encore plus sévère. Bien qu’un découplage lent et partiel entre l’économie atlantique et asiatique était depuis longtemps attendu, le découplage inattendu et fort entre l’UE et Russie inquiète sur son potentiel de contagion. Les questions de souveraineté et de résilience économique de l’Union Européenne ont donc été centrale pour la Direction générale pour le Commerce. Le travail effectué en 2021 par l’équipe de Thierry Breton sur les vulnérabilités stratégiques s’appuie sur le diagnostic commun entre la DG TRADE (Commerce) et GROW (Marché intérieur, industrie, entrepreneuriat et PME).

Conclusion

Comme a pu le noter la Fondation Prospective et Innovation à la suite de ce voyage, « le climat international continue de se dégrader dangereusement mais l’Union fait face avec une belle réactivité, notamment en déclinant sous toutes ses formes l’idée de souveraineté. »

 
 
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