Lors de la Conférence des Nations Unies sur l’eau 2023 à New York, The Bridge Tank et Initiatives pour l’avenir des Grands fleuves ont coorganisé un side event officiel sur l’hydro-diplomatie « Towards an inclusive, pre-emptive, and positive hydro-diplomacy » (Vers une hydro-diplomatie inclusive, préventive et positive), le 23 mars. Voici un aperçu des discussions et des idées partagées lors de la table ronde : de l’hydro-diplomatie comme méthode de prévention de conflits à comment aborder la ressource, en passant par la promotion de l’intégration et de la coopération intersectorielle, le rôle de la Convention des Nations Unies sur les cours d’eau internationaux de 1997, la nécessité d’une plus grande inclusion, et bien plus encore.
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En ouverture de la session qu’il a modérée, Joël Ruet, Président, The Bridge Tank, a rappelé la vocation de cette session visant à élargir la discussion et la pratique de l’hydro-diplomatie à une diversité d’acteurs, praticiens de l’eau, chercheurs, et entreprises. S’inspirant de la formule de Georges Clémenceau selon laquelle « la guerre est une affaire trop sérieuse pour être laissée aux soldats », l’hydro-diplomatie est également une affaire trop sérieuse pour être laissée aux seuls diplomates. Une hydro-diplomatie renouvelée doit s’appuyer sur une compréhension renouvelée des ressources en eau, en discutant de la meilleure façon de les aborder, que ce soit en tant que bien commun ou en tant que bien public.
La session a été ouverte par Mirela Kumbaro Furxhi, ministre du tourisme et de l’environnement de la République d’Albanie. Durant son intervention, la ministre Kumbaro Furxhi a présenté le cas de la rivière Vjosa, qui a récemment été déclarée premier parc national de rivière sauvage en Europe et qui a l’ambition de devenir un parc transfrontalier avec la Grèce voisine dans les années à venir.
Une hydro-diplomatie préventive pour une paix durable
Le rôle de l’hydro-diplomatie dans le maintien et la construction de la paix était au centre de ce side event. Christian Bréthaut, directeur scientifique du Geneva Water Hub, a abordé la notion de prévention des conflits comme contribuant à la construction d’une paix durable. Son organisation, le Geneva Water Hub, considère la paix non pas comme l’absence de conflits, mais comme une forme de prévention active et d’anticipation des conflits potentiels. Les exemples de l’Afrique de l’Ouest ont montré qu’il existe de nombreuses façons de mener ce travail de prévention, par le biais de plateformes de dialogue, mais aussi par la mise en place d’institutions.
Un autre aspect essentiel de la prévention et de l’instauration d’une paix durable réside notamment dans la redistribution des bénéfices et du développement socio-économique dans l’ensemble d’un bassin fluvial. Il existe en effet de nombreux exemples négatifs de constructions de barrages et de lignes électriques allant vers la capitale, tout en négligeant les communautés locales. De telles pratiques de développement ne font qu’alimenter les tensions et l’émergence de la violence au niveau local.
Faisant écho à cette idée, Erik Orsenna, Président, Initiatives pour l’avenir des Grands Fleuves, a ainsi souligné que l’hydro-diplomatie ne visait pas seulement à prévenir les conflits entre différentes nations, mais qu’elle était de plus en plus une méthode pour prévenir les conflits internes au sein des pays. M. Orsenna a également noté la forte augmentation des conflits et des tensions ayant l’eau pour cause, citant les exemples de l’Euphrate, du Tigre, d’Israël et de la Palestine, du Nil, mais aussi du Bangladesh et du Mékong.
Un nouveau regard sur la ressource pour une meilleure intégration
Les deltas des fleuves sont des régions particulièrement menacées, avec 600 millions de personnes vivant dans les deltas à travers le monde, menacées par les actions des pays en amont, a poursuivi M. Orsenna. Si le fleuve qui donne vie au delta n’est pas considéré comme un bien commun, les habitants des deltas continueront d’être menacés, a déclaré M. Orsenna.
L’eau est difficile à catégoriser en tant que bien commun ou bien public, car elle se trouve toujours un peu entre les deux, a fait remarquer M. Bréthaut. La nature de la ressource est en effet un bien commun, mais il existe différentes manières de l’aborder et de la gérer. Selon M. Bréthaut, la littérature met en évidence cette « tragédie des biens communs », car le risque de surexploitation, de rivalités entre les usages et de conflits potentiels est plus élevé pour une ressource commune comme l’eau. Toutefois, une approche différente considère l’eau comme une opportunité pour les parties prenantes de se réunir et de trouver des solutions en s’organisant ensemble.
Cette organisation des acteurs et sa dynamique intersectorielle doit prendre en compte deux dimensions, selon Christian Bréthaut :
- une intégration horizontale entre les différents secteurs, en sortant des silos existants pour gérer des échanges et trade-offs complexes,
- une intégration verticale permettant de faire le lien entre les différents récits et contextes existant dans les bassins, entre les agriculteurs et les autorités nationales par exemple, afin d’éviter les incompréhensions et les tensions internes. Pour ce faire, il est nécessaire de créer des plateformes permettant à ces différents récits d’interagir et de relier les différentes problématiques en rendant chaque cas et chaque récit visible.
Selon M. Bréthaut, l’une des clés de ce processus de dialogue et d’intégration réside dans les plateformes intermédiaires, ce que Claude Ménard, économiste canadien de renom qui a théorisé la nouvelle économie institutionnelle, a appelé les méso-institutions. Une institution telle que l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal, un organisme de bassin, ne se contente pas d’établir des liens transfrontaliers, mais permet également un dialogue entre les différents niveaux institutionnels.
La dimension géographique de ce processus d’intégration et de développement des méso-institutions a également été abordée par Marie-Laure Vercambre, directrice générale du Partenariat français pour l’eau. Depuis les années 1960, l’approche française de la gestion des ressources en eau a pris le bassin hydrographique comme unité géographique de base. Le bassin hydrographique a ainsi été identifié comme étant la meilleure unité territoriale pour la gestion des rivières, des nappes phréatiques, des territoires et des populations qui y vivent. L’approche française de l’hydro-diplomatie s’est donc appuyée sur les principes de la gestion intégrée des ressources en eau (GIRE) que le pays a développés au niveau national, en agissant au coeur des bassins et en impliquant tous ses acteurs dans son modèle d’utilisation et de gouvernance durable: l’industrie, le secteur agricole, les villes et les collectivités locales, avec un niveau de gouvernance publique assurant l’allocation et l’arbitrage pour le bien commun.
La Convention des Nations Unies de 1997 comme fondement et langage commun
Alors que le concept de GIRE est aujourd’hui largement accepté et constitue le fondement de nombreux organismes de bassin, Marie-Laure Vercambre a fait remarquer qu’il y a cinq ans, seuls 40 % des bassins transfrontaliers bénéficiaient d’un accord transfrontalier au niveau du bassin. Parmi ceux-ci, 80 % étaient soit obsolètes, soit n’impliquaient pas tous les pays du bassin concerné. Malgré la diversité des modèles existants dans le monde, il semble donc toujours important d’avoir un traité commun, comme l’a souligné Joël Ruet, avant de donner la parole à Alyssa Offutt, chercheuse à l’Institut IHE de Delft pour l’éducation relative à l’eau
La Convention des Nations Unies sur les cours d’eau internationaux a en effet été établie en 1997, complétée par la Convention sur l’eau de la CEE-ONU, qui était à l’origine assez régionale, a indiqué Mme Offutt. La Convention fournit un langage et cadre commun pour les différents principes et normes qui peuvent ensuite être utilisés et repris dans différents accords, spécifiques à chaque bassin. L’exemple de l’obligation de ne pas causer de dommages significatifs dans le cadre de la coopération au sein des bassins laisse une liberté de définition et d’adaptation de ce qui peut être qualifié de « dommages » et de « significatifs. » Cette adaptation peut ainsi être appliquée à chaque accord en s’appuyant sur cette base commune. Cela peut être codifié dans des accords ou intégré dans les organismes de bassin et autres processus existants, a fait remarquer Mme Offutt.
Inclusion et adaptation sociétale
La convention négociée dans les années 90 ne mentionne toutefois pas l’intégration verticale, car l’inclusion et l’intégration de personnes et de perspectives différentes dans la coopération sur les eaux transfrontalières n’étaient pas des aspects importants par rapport aux normes actuelles. Le traité sur les eaux transfrontalières de 1909 négocié entre les États-Unis et le Canada n’incluait par exemple pas les territoires souverains des populations indigènes le long de la frontière. L’ouverture du débat à d’autres voix est donc un processus assez récent, qui reconnaît la nécessité de donner aux populations les moyens de s’exprimer au nom du fleuve. L’émergence de nouveaux récits et de cadres juridiques tels que la personnalité juridique des cours d’eau reflète cette dynamique changeante. Ce processus nécessite encore l’adaptation des cadres et accords existants, a affirmé Mme Offutt.
Alors que, comme M. Ruet et M. Bréthaut l’ont fait remarquer par la suite, on aurait pu supposer que l’adaptation nécessaire concernait principalement l’évolution des données hydrologiques, géophysiques et environnementales, étant donné que les utilisations de l’eau ont évolué et que le climat a changé, l’adaptation nécessaire est également due en grande partie aux changements sociétaux et hydro-politiques. Ceux-ci reflètent la place des rivières dans nos sociétés, mais aussi la façon dont nos sociétés et notre compréhension des rivières ont évolué. Comme l’a conclu Mme Offutt, les conventions nous donnent une base de référence pour mener à bien ces changements sur ces deux plans.
Relier la diplomatie officielle et parallèle : l’approche de la Finlande en matière d’hydrodiplomatie
La Finlande a joué un rôle crucial dans l’hydrodiplomatie et dans le développement, l’adoption et la ratification des conventions sur l’eau dans le monde entier. Suvi Sojamo, Chercheuse, Institut finlandais pour l’environnement, et Conseillère principale, Water Cooperation and Peace – Finnish Water Way, a présenté quelques-unes des spécificités de l’approche dite « multi-track » et multi-sectorielle de la Finlande en matière d’hydrodiplomatie.
La création de passerelles entre les différents récits et groupes d’acteur est un élément clé de l’approche finlandaise, car son approche multi-track/multi-piste vise à faire en sorte que les experts de l’eau contribuent aux processus de prise de décision, créant ainsi une passerelle entre la communauté diplomatique de médiation pour la paix et la communauté d’experts de l’eau. Cette approche combinant la diplomatie officielle et la diplomatie parallèle est le fondement du modèle finlandais de gouvernance de l’eau et de collaboration intersectorielle.
En tant que pays relativement petit, la Finlande bénéficie de silos très faibles, d’une collaboration intersectorielle forte et d’un faible niveau de hiérarchie, a fait remarquer Mme Sojamo, ce qui a constitué un fondement solide pour le modèle finlandais. Tout en reconnaissant que les questions liées à l’eau sont toujours dépendentes du contexte social, politique, géographique et que ce modèle ne peut pas être reproduit partout de la même manière, la Finlande a partagé son expérience et son exemple d’organisation interne au niveau international. Faisant écho à l’idée que la Convention sur l’eau fournit un ensemble de principes fondamentaux et un cadre sur lequel construire de nouveaux modèles, Suvi Sojamo a indiqué que la Finlande utilisait la Convention et l’application de ses principes fondamentaux comme la pierre angulaire de ses actions de soutien à d’autres pays.
Des entreprises contribuant à l’hydro-diplomatie
L’inclusivité signifie également mobiliser et impliquer les entreprises et les acteurs du secteur privé. Lorsqu’il s’agit d’accompagner le processus décisionnel des pays en vue de la ratification de la Convention des Nations unies sur les cours d’eau, les acteurs économiques peuvent jouer un rôle extrêmement important, a fait remarquer Marie-Laure Vercambre, car les pays veulent s’assurer que cette ratification aura un impact économique positif. L’exemple de Patagonia, une entreprise américaine activement impliquée dans le processus ayant fait de la rivière Vjosa un parc national, montre que les entreprises peuvent contribuer à l’élaboration d’accords transfrontaliers, assurer une cogestion durable et pacifique des ressources en eau et ainsi soutenir l’hydrodiplomatie. Comme l’a mentionné Alyssa Offutt, cela est d’autant plus pertinent à une époque où les entreprises sont de plus en plus sensibilisées aux questions sociales et environnementales.
L’exemple de la Compagnie Nationale du Rhône (CNR) présenté par Clémence Aubert, responsable du département Pilotage stratégique et Missions d’Intérêt Général de la CNR, offre un modèle dans lequel un opérateur privé unique est chargé de la gestion intégrée des ressources en eau d’un bassin fluvial, en l’occurrence celui du Rhône, en s’appuyant sur l’approche traditionnelle de la France. La CNR a été créée avec trois missions : la production et la vente d’électricité, le développement de la navigation et du transport sur le cours d’eau, et l’irrigation des terres agricoles. Une quatrième mission s’est ajoutée par la suite, à savoir la préservation de l’environnement et de la biodiversité, ainsi que les activités de loisirs et culturelles autour du fleuve.
Pour assurer l’intégration intersectorielle mentionnée précédemment, la CNR a dû agir en concertation avec toutes les parties prenantes pour chacun de ses projets. La notion de redistribution mentionnée par Christian Bréthaut comme condition préalable à une paix durable est également inscrite dans le modèle de la CNR, puisque son contrat avec l’État prévoit la redistribution d’une partie de ses bénéfices aux collectivités locales, ce qui garantit l’implication des parties prenantes dans la protection de la ressource, puisqu’elles bénéficient toutes de sa pérennité. Le modèle a prouvé sa résilience, puisque les barrages au fil de l’eau du Rhône ont permis de continuer à fournir de l’eau pour les terres agricoles, ainsi que de l’eau potable et une navigation continue même en période de sécheresse.
Au-delà de la conservation, la CNR s’est également engagée dans un vaste projet de renaturation qui a déjà permis de restaurer 120 km de cours d’eau du Rhône en reconnectant le fleuve à des zones humides et en permettant la libre circulation des sédiments qui avaient été bloqués par des constructions antérieures.
Conclusion
En conclusion de la session, les participants ont exprimé leur optimisme quant à l’avenir, car la conférence a permis de mettre en évidence et de renforcer une dynamique croissante pour faire face à la question de l’eau douce. Marie-Laure Vercambre a noté que la Conférence offrait des raisons d’être optimiste, car elle a prouvé la maturité croissante de la communauté de l’eau, mais aussi des décideurs politiques. Les nouvelles ratifications de la Convention sur l’eau sont un autre signe encourageant. Si le risque de conflits liés à l’eau est effectivement en augmentation, il existe une dynamique inverse qui voit la coopération et la prise de conscience du risque de ne pas coopérer se répandre. Une plus grande inclusion, un plus grand potentiel de dialogue, une meilleure coopération intersectorielle et multipartite sont en effet nécessaires, mais les dernières années ont montré des tendances positives, avec une meilleure compréhension et une plus grande prise de conscience de la complexité de la question de l’eau s’installant peu à peu.
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