Depuis l’an 2000, le nombre de conflits liés aux ressources transfrontalières en eau douce est en hausse. Simultanément, le taux de coopération institutionnalisée, par le biais de traités et d’organisations de bassins fluviaux, a diminué, comme en attestent les processus des Nations unies.
Fort heureusement, de nombreux outils, idées, et initiatives sont développés par les praticiens et les penseurs de l’eau sur le terrain, tandis que les réseaux d’échange de praticiens de l’eau s’approfondissent. Par conséquent, le potentiel d’expansion et de diffusion des approches innovantes actuelles est considérable, que The Bridge Tank
– observées et documentées lors de visites de terrain au cours des deux dernières années,
– suivies d’une tournée d’engagement à travers l’Europe en juin 2022 pour promouvoir une pratique renouvelée de l’hydro-diplomatie.
En effet, malgré ces tendances alarmantes et la fixation médiatique sur des cas notoires, des réussites moins documentées mais durables existent, avec des innovations institutionnelles résilientes et de bonnes pratiques de cogestion des eaux transfrontalières entretenues à travers le monde, comme le montrent des cas inspirants en Afrique, en Asie centrale ou en Europe. Ceux-ci présentent tous des structures novatrices, que ce soit en matière de gestion, d’échelle, de prise en charge coordonnée d’objectifs intersectoriels, d’outils communs ou d’approches communes en matière de ressources naturelles. Soutenues par une forte volonté locale des praticiens de l’eau, ces innovations ont en retour nourri la volonté politique.
Nous soutenons que cette abondance d’expériences permet de considérer de nouvelles voies pour l’hydro-diplomatie. Repenser l’hydro-diplomatie et sa pratique présuppose des approches multipartites impliquant un nombre d’acteurs plus important et la création, le développement et l’amélioration d’outils et de pratiques, tels que des organismes de bassin, des infrastructures partagées, ou des programmes de données partagées, de recherche et d’incubation.
Reconnaissant à la fois les lacunes existantes dans la conception et la pratique actuelles de l’hydro-diplomatie ainsi qu’un potentiel considérable, The Bridge Tank:
– a publié un policy brief, qui appelle à une pratique renouvelée et élargie de l’hydro-diplomatie ;
– a organisé un panel de haut niveau sur l’hydro-diplomatie à Paris, le 6 décembre 2022, afin de débattre de ces idées et hypothèses. Cet événement a réuni des experts de terrain et des acteurs du développement familiers des défis sur le terrain, des universitaires et des juristes pensant les outils institutionnels et cadres juridiques présents et futurs, et des décideurs politiques ayant œuvré pour une gestion durable des ressources en eau.
Ces échanges entre pratiques et géographies ont de fait créé une plateforme de dialogue portant sur une hydro-diplomatie élargie, transcendant les frontières, soutenue par la variété, la reproductibilité des outils et pratiques existants même si consciente de leurs limites. Ces discussions ont confirmé la nécessité d’ancrer ces outils et pratiques dans cette compréhension renouvelée de l’hydro-diplomatie et de travailler à une gestion apaisée des ressources hydriques, servant de socle à la « paix des bassins. »
Afin de poursuivre dans la dynamique établie lors de cette première session de dialogue, The Bridge Tank est heureux d’annoncer le lancement de la World Water for Peace Conference.
La World Water for Peace Conference a pour objectif de questionner et d’enrichir les prémisses de l’hydro-diplomatie et de la gestion des fleuves transnationaux, afin de :
1) passer d’une hydro-diplomatie défensive, reposant sur la rivalité entre usagers pour l’accès aux ressources hydriques, à une hydro-diplomatie positive, basée sur des outils et des forums partagés ;
2) passer d’une hydro-diplomatie pratiquée principalement par des diplomates à une hydro-diplomatie holistique, englobant la pluralité des acteurs.
Nous croyons que ce changement de paradigme par le biais d’outils et de pratiques permettra de passer des guerres de l’eau à la paix des bassins fluviaux, en bref de passer d’une eau propice aux conflits à l’eau vectrice de paix.
La World Water for Peace Conference a pour ambition de rechercher des idées innovantes et des solutions concrètes sur trois grandes questions :
- La politique et les pratiques de la paix des eaux transfrontalières;
- Les outils juridiques et institutionnels innovants de coopération inclusive pour l’hydro-diplomatie;
La recherche scientifique sur les fleuves, l’innovation technique et l’incubation d’entreprises.
La World Water for Peace Conference apportera une contribution précieuse à la pratique de l’hydro-diplomatie en mobilisant toutes les parties prenantes impliquées ou affectées par l’eau et sa gestion, des sources aux deltas, par-delà les frontières et les secteurs socio-économiques:
- Les décideurs politiques
- Les penseurs et développeurs de systèmes de l’hydro-diplomatie
- Les praticiens de l’eau et utilisateurs de l’eau des différents secteurs économiques
- Les scientifiques et incubateurs
The Bridge Tank s’engage à servir de secrétariat à la World Water for Peace Conference. Bénéficiant de membres actifs aux compétences, géographies et expériences diverses, nous mettrons à profit les liens que nous avons tissés au fil des ans entre les secteurs, les communautés et les pays, et nous nous appuierons sur notre position à la croisée des chemins entre la sphère politique et la communauté scientifique pour accueillir cette plateforme de rapprochement et d’échanges constructifs.
Les prochaines étapes de l’action de The Bridge Tank en faveur de la World Water for Peace Conference se dérouleront à Davos, lors du Forum économique mondial de janvier 2023, et lors de la Conférence des Nations Unies sur l’Eau 2023 en mars, à New York – la première conférence de ce type depuis 1977.
Les voix de la paix des eaux transfrontalières
Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins où « l’eau sera soit un vecteur de paix et de prospérité pour tous, soit une arme comme l’énergie est en train de le devenir« . Ce choix important qui se profile a été décrit par Hakima El Haite, membre du Board de The Bridge Tank et ancienne Championne du Climat auprès des Nations unies, lors du panel de haut niveau du 6 décembre. « L’eau et le développement sont les deux faces d’une même pièce, qui est la pièce de la paix« , a poursuivi Mme El Haite.
“L’eau sera soit un vecteur de paix et de prospérité pour tous, soit une arme comme l’énergie est en train de le devenir.”
Hakima El Haite, Board Member de The Bridge Tank et ancienne Championne du Climat auprès des Nations unies
L’urgence de la situation a également été soulignée par Erik Orsenna, président de l’Initiative pour l’avenir des grands fleuves (IAGF) et membre de l’Académie française, dans son discours d’ouverture du panel. « Si nous ne changeons pas les mécanismes de la guerre en outils de la paix, nous sommes perdus », a déclaré M. Orsenna, appelant à faire de l’eau un outil de paix, malgré, ou précisément à cause de sa proximité avec les menaces futures.
“Si nous ne changeons pas les mécanismes de la guerre en outils de la paix, nous sommes perdus”
Erik Orsenna, Président de l’Initiative pour l’avenir des grands fleuves (IAGF) et membre de l’Académie française
Ce changement de paradigme n’est pas une mince affaire. Hamed Semega, Board Member de The Bridge Tank et ancien haut-commissaire de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS), s’est donc tourné vers le préambule de l’UNESCO pour y trouver conseil: « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».
L’hydro-diplomatie doit donc être considérée comme une source d’espoir, pour laquelle « la volonté politique combinée à la nécessité peut réellement transformer ce qui est une question conflictuelle en une source de stabilité et de paix », a souligné M. Semega lors de la conférence de Paris. Le fondement de la coopération sur l’eau est la connaissance ; une connaissance commune du fleuve, le partage de l’information et la science sont essentiels, a déclaré M. Semega.
“La volonté politique combinée à la nécessité peut réellement transformer ce qui est une question conflictuelle en une source de stabilité et de paix.”
Hamed Semega, Board Member de The Bridge Tank et ancien haut-commissaire de l’Organisation pour la mise en valeur du fleuve Sénégal (OMVS)
Toutefois, « nous ne pouvons pas atteindre un objectif sans tenir compte des autres ». Cette reconnaissance de l’eau en tant que composante importante des objectifs de développement durable des Nations unies et le constat de son interconnexion avec d’autres enjeux ont été apportés au panel par Irina Bokova, coprésidente de la Commission mondiale sur les missions scientifiques pour la durabilité du Conseil international de la science (CISS) et ancienne directrice générale de l’UNESCO.
Mme Bokova a souligné l’importance d’aborder l’eau d’un point de vue plus large, en tant que droit de l’homme et question de société. Cette vision plus large, en dehors du silo de l’eau, nécessite des approches partagées en raison de l’impact considérable de l’eau sur la sécurité alimentaire, la sécurité énergétique, l’égalité des sexes, l’inclusion sociale, le climat et l’économie.
Mme Bokova a insisté sur la nécessité de mobiliser tous les secteurs, d’impliquer les scientifiques, l’innovation et la technologie, et de créer des plateformes et des institutions afin d’établir des solutions concrètes.
“L’Agenda 2030 est universel et interdépendant, nous ne pouvons pas atteindre un objectif sans tenir compte des autres.”
Irina Bokova, coprésidente de la Commission mondiale sur les missions scientifiques pour la durabilité du Conseil international de la science (CISS) et ancienne directrice générale de l’UNESCO
Claus Sorensen, ancien directeur général du service d’aide humanitaire et de protection civile de la Commission européenne (ECHO), a également abordé la question de la meilleure façon d’aborder l’eau et la gestion de la ressource.
M. Sorensen a insisté sur le fait qu’il fallait à la fois une action communautaire, à la base, et le soutien de ceux qui définissent le cadre, au sommet. « Si nous parvenons à faire le lien entre la base et le sommet, je pense que nous tenons quelque chose de très important », a-t-il ajouté.
“Nous avons besoin de l’action communautaire venant d’en-bas et du soutien de ceux qui fixent le cadre. Si nous pouvons établir un lien entre la base et le sommet, je pense que nous tenons quelque chose de très important.”
Claus Sorensen, ancien directeur général du service d’aide humanitaire et de protection civile de la Commission européenne (ECHO)
L’absence de connexion entre les différentes parties prenantes a été soulignée par Runa Khan, fondatrice et directrice exécutive de l’ONG Friendship, Bangladesh, qui a noté que si la solidarité de pensée existait, il y avait encore un manque considérable de « solidarité d’action entre les différentes parties prenantes, des scientifiques aux activistes, aux personnes sur le terrain, aux décideurs politiques ».
« Nous n’avons toujours pas assez de solidarité d’action entre les différentes parties prenantes, des scientifiques aux activistes, aux personnes sur le terrain, aux décideurs politiques«
Runa Khan, Fondatrice et directrice exécutive de l’ONG Friendship, Bangladesh
Dans une allocution au panel du 6 décembre, Sidi Touré, ministre des ressources animales et halieutiques de Côte d’Ivoire, a présenté les actions possibles du point de vue des décideurs politiques, en soulignant l’importance d’adopter des politiques, des stratégies et des programmes qui innovent pour une meilleure protection, sauvegarde et gestion des ressources en eau.
Selon M. le ministre Touré, la valorisation optimale des ressources hydriques en Afrique doit s’appuyer sur 2 leviers essentiels :
- Le développement des infrastructures, notamment les infrastructures hydrauliques pour lutter contre l’insécurité alimentaire (bétail, ressources agricoles et personnes)
- La mise en place de dispositifs institutionnels appropriés, qui déterminent l’efficacité de la protection des ressources et l’équité dans son allocation aux différents acteurs.
« La prise en compte de la pluralité des acteurs et de leurs visions donne une tonalité originale aux politiques. Sur le plan international, des dynamiques sont déjà à l’œuvre. Sur le plan local, l’adaptation des techniques et de la ressource sont les pistes privilégiées, dans le cas notamment des groupes communautaires et associations, » a également noté M. le ministre Touré.
« L’Afrique est très riche en eau. La valorisation optimale de cette ressource doit s’appuyer sur 2 leviers essentiels
1. Le développement des infrastructures, notamment les infrastructures hydrauliques pour lutter contre l’insécurité alimentaire
2. La mise en place de dispositifs institutionnels appropriés, qui déterminent l’efficacité de la protection des ressources et l’équité dans son allocation aux différents acteurs. »
Sidi Touré, Ministre des ressources animales et halieutiques, Côte d’Ivoire
Diaka Sidibé, Ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de l’innovation, Guinée, a utilisé sa contribution au panel pour souligner les domaines d’action existants et partager son témoignage sur les politiques progressistes en matière d’eau en Guinée.
Afin de préserver les sources d’eau de la Guinée, en particulier dans le Fouta Djalon, communément appelé le « château d’eau de l’Afrique de l’Ouest », Mme la ministre Sidibe a insisté sur les points d’action qu’elle considère comme cruciaux:
- Développer et d’orienter des thèses de recherches pour disposer de données quantitatives et qualitatives sur les ressources en eau – ces données étant cruciales pour adapter la planification et la gestion durable de ses ressources;
- Développer des technologies pour traiter ces données, comme la big data, les supercalculateurs pour la prévision et l’optimisation et la connaissance spatio-temporelle;
- Développer des diagnostics territoriaux avec les universités et les centres de recherche.
« Ne pas agir aujourd’hui pour sauvegarder le Massif du Fouta Djalon, c’est menacer la sécurité en eau pour nos enfants et les générations à venir, » a conclu Mme la ministre Sidibé.
« Pour la préservation des sources d’eau, il apparaît primordial de développer et d’orienter des thèses de recherches pour disposer de données quantitatives et qualitatives sur les ressources en eau. Ces données sont cruciales pour adapter la planification et la gestion durable de ses ressources.«
Diaka Sidibé, Ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de l’innovation, Guinée
L’importance d’aborder les questions relatives aux eaux transfrontalières, aussi litigieuses soient-elles, a également été soulignée par Pascal Delisle, responsable des questions économiques, de développement, d’environnement et du numérique au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), à Genève.
Le Service européen d’action extérieure en a ainsi fait l’une de ses priorités en vue de la préparation de la Conférence des Nations unies sur l’eau de 2023.
« Il a été important pour le Service européen d’action extérieure de faire pression politiquement pour que l’eau transfrontalière soit un sujet prioritaire lors de la conférence des Nations unies sur l’eau 2023. »
Pascal Delisle, Responsable des questions économiques, de développement, d’environnement et du numérique au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), Genève
Mais qu’est-ce qui détermine réellement l’efficacité des outils et mécanismes existants de l’hydro-diplomatie et de la gestion de l’eau ? Comment les appliquer au mieux ?
Telles furent quelques-unes des questions clés abordées lors de la conférence par Susanne Schmeier, professeure associée en droit et diplomatie de l’eau, Institute for Water Education (IHE), Delft. Partageant son expertise dans le domaine, Susanne Schmeier a rappelé l’importance de remettre en question l’efficacité de ces mécanismes et outils, ce qu’elle a décrit comme « l’affûtage des outils ».
Ceci est d’autant plus important pour évaluer précisément ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas en termes d’hydro-diplomatie, d’outils et de processus de notification.
“Nous devons affûter les outils dont nous disposons dans le domaine de la diplomatie de l’eau, en allant au-delà de la simple hypothèse selon laquelle il suffit d’avoir un traité, un organisme de bassin ou un processus de notification, afin de permettre réellement à ces mécanismes de faire face à tous les changements à venir.”
Susanne Schmeier, Professeure associée en droit et diplomatie de l’eau, Institute for Water Education (IHE), Delft
Mara Tignino, Spécialiste juridique en chef, Geneva Water Hub, and Christian Brethaut, Directeur Scientifique, Geneva Water Hub (GWH), Observatoire mondiale pour l’eau et la paix (OMEP), ont partagé leurs connaissances et l’expertise du Geneva Water Hub avec les autres panélistes.
Résumant quelques-unes des conclusions importantes de la session thématique qu’il a modérée sur les « Outils innovants pour une hydro-diplomatie revisitée », M. Brethaut a relevé que « lorsqu’on parle des outils eux-mêmes, le simple processus de mise en œuvre des outils peut déjà conduire à l’instauration de la confiance. Il s’agit alors également de se concentrer sur le processus, plutôt que de considérer les outils comme une fin en soi. »
Mme Tignino a quant à elle présenté l’un de ces outils novateurs pour l’hydro-diplomatie à travers la perspective des droits de la nature et du processus d’attribution d’une personnalité juridique à un fleuve, en présentant à la fois les tendances nationales et internationales. Mme Tignino a ainsi particulièrement souligné l’importance d’impliquer les communautés locales dans ce processus d’attribution.
« Il est très important que le processus d’attribution de la personnalité juridique passe par un processus au niveau communautaire. Il est très important d’impliquer la communauté locale. »
Mara Tignino, Spécialiste juridique en chef, Geneva Water Hub
Les enjeux sont importants pour agir afin d’assurer la préservation et la durabilité des ressources en eau. Mats Karlsson, ancien vice-président de la Banque mondiale et ancien secrétaire d’État au développement du ministère des affaires étrangères, Suède, a rappelé au panel le caractère central de l’eau dans le développement des générations futures :
« Il n’y a pas d’élément plus important pour le développement de la petite enfance que la qualité de l’eau. Et il n’y a pas d’investissement qui ait un plus grand impact à long terme que l’investissement dans le développement de la petite enfance. »
“Il n’y a pas d’élément plus important pour le développement de la petite enfance que la qualité de l’eau. Et il n’y a pas d’investissement qui ait un plus grand impact à long terme que l’investissement dans le développement de la petite enfance.”
Mats Karlsson, ancien vice-président de la Banque mondiale et ancien secrétaire d’État au développement, ministère des affaires étrangères, Suède