A l’occasion du Forum Crans Montana, organisé à Dakhla, au Maroc, du 17 au 22 mars, les participants étaient invités à débattre de coopération sud-sud en Afrique. Ils ont ainsi abordé la question de la sécurité alimentaire en Afrique, dans un monde qui devra nourrir, d’ici 2050, 9 milliards d’individus. A la tribune, le président du Bridge Tank a tordu le cou au mythe « erroné, contreproductif, et au final dangereux » pour l’efficacité des politiques publiques, d’une production insuffisante en Afrique. Avant de promouvoir une diversification des écosystèmes locaux, propice à la régularité des revenus ruraux et à la modernisation de l’agriculture africaine.
« L’Afrique, l’Afrique sub-saharienne y compris, en général, produit assez pour nourrir ses populations au niveau local. Il ne s’agit pas d’un enjeu de production mais d’un enjeu de distribution, d’évacuation de cette nourriture souvent perdue, dans ses stockages, dans sa transformation, dans ses centres de distribution, dans son transport », a affirmé Joël Ruet à l’occasion d’une table ronde sur la sécurité alimentaire.
Croire que l’insécurité alimentaire rime avec une production insuffisante est faux ; la malnutrition frappe d’abord le paysan vivrier lui-même car il n’a pas assez de débouchés économiques et donc pas de revenus réguliers. La mise en cause de la production plutôt que du débouché a engendré et engendre encore des politiques de soutien et de développement contreproductives car « en silo », selon le président du Bridge Tank. Elles n’ont pas permis de bien cibler les investissements, locaux en particulier, ni favoriser la modernisation d’une agriculture africaine qui a pourtant besoin d’accéder au marché mondial. Elles maintiennent le cycle de l’insécurité alimentaire.
« Prenons l’exemple du Burkina Faso où 96% de la population est vivrière. Le problème d’un ménage typique du Burkina Faso est d’avoir une régularité de son revenu. Pour avoir une telle régularité de son revenu, ce ménage vivrier doit simplement avoir des clients. Ces clients ne vont pas nécessairement être en Asie, en Europe ou aux Etats-Unis, ne vont peut-être même pas être dans les autres pays de la CEDEAO. Ils peuvent tout simplement être trouvés dans les villages alentours, dans leur village. Comment? C’est simple. Ce ménage doit diversifier sa production et les cycles de maturité de ses produits. Lorsque vous diversifiez votre production, vous commencez non seulement à diversifier des sources de revenus, à diversifier les horizons temporels de ces sources de revenus, mais également à avoir une sorte de stratégie d’assurance, contre des événements naturels éventuellement. Tous ces investissements, assez peu onéreux et vertueux, sont empêchés ou sous-estimés lorsqu’une analyse simpliste prétend « qu’on ne produit pas assez », a-t-il averti.
Poursuivant son intervention sur les exemples possibles de diversification et de modernisation des agricultures africaines, à l’image du modèle agro-pastoral ou du développement d’une filière des bioénergies issue des déchets animaux ou végétaux, Joël Ruet a prié les acteurs concernés de ne pas confondre « d’une part une chaine mondiale complètement globalisée, tournée vers la production d’un bio-éthanol « commodité », et d’autre part le développement d’une chaîne locale de biogaz ou bio-életricité par exemple », créatrice d’emplois et de capital humain.
Un débat qu’il a notamment poursuivi, plus tard, avec Swami Agnivesh, homme politique indien ayant reçu le Prix Nobel alternatif en 2004 (« Right Livelihood Award »). Pourfendeur d’une alimentation trop carnée à l’échelle globale, Swami Agnivesh s’oppose au développement de modèles agro-pastoraux à vocation de production de viande (et non seulement de lait) en Afrique pour réduire l’insécurité alimentaire, arguant des émissions CO2 globales de cette industrie. La position de Joël Ruet étant qu’un « problème global ne saurait imposer une contre-solution à l’échelle locale ». Si la production de viande animale mondiale vient largement de production industrialisée à vocation d’export global à partir de zones sans malnutrition, donc s’il s’agit bien d’une production de « commodité », le problème d’une part majoritaire de l’Afrique est autre : il n’est pas d’avoir une alimentation trop carnée, contrairement aux Européens par exemple, mais d’être en capacité de créer des débouchés locaux et des liens intra écosystème économique rural.
Ces échanges étaient donc riches. Et le Bridge Tank est particulièrement impliqué dans un débat alimentaire et agricole où les Sud doivent se faire entendre. Montrer qu’ils trouvent, à travers cet enjeu immense, des opportunités pour devenir les vitrines de solutions innovantes, localisées et inclusives.