Conversation mondiale avec le ministre sénégalais ElHaj El Hamidou Kassé

Les élites continuent de débattre pour parvenir à une vraie croissance inclusive, à l’image d’Elhaj Kassé, intellectuel aujourd’hui conseiller du Président sénégalais qui, avec un temps d’avance, nous fait part de ces questions  vues d’Afrique.

Inclure la jeunesse et construire des relations égalitaires entre l’Afrique et le reste du monde

L’internalisation des politiques économiques, ou dépasser secteurs rentiers et IDE

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L’Afrique de l’Ouest initie des réformes pour bâtir un nouveau projet social et économique  transformateur et durable ; en témoignent par exemple des « Plan émergence » nationaux.

Au-delà, les élites continuent de débattre pour parvenir à une vraie croissance inclusive, à l’image d’Elhaj Kassé, intellectuel aujourd’hui conseiller du Président sénégalais qui, avec un temps d’avance, nous fait part de la manière dont ces questions se débattent vues d’Afrique. Et propose une vision économique originale : alors que le monde conseille à l’Afrique de se développer sur ses ressources naturelles, il indique au contraire que c’est à l’agriculture mais aussi à l’industrie de créer de la valeur et de l’emploi ; et il va plus loin : d’une certaine manière même les secteurs bancaire et des télécoms seraient en réalité en Afrique essentiellement un secteur de rente.

Une conversation privilégiée que The Bridge Tank poursuivra au cours des prochains mois.

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Joël Ruet : Vous êtes philosophe, homme de lettres, journaliste engagé en politique. Quels sont selon vous les grands enjeux de l’Afrique de l’Ouest aujourd’hui ?

Elhaj Kasse : Il y en a deux qui sont en même temps des défis essentiels. La question de la paix et de la sécurité d’abord. Si l’on considère l’Afrique de l’ouest aujourd’hui, les points critiques sont très nombreux : c’est le Nigéria avec le groupe Boko Haram, l’instabilité chronique en Guinée-Bissau, l’incertitude au Burkina Faso, c’est le nord-Mali qui est très loin d’être stabilisé.

Le deuxième défi lié à cette situation critique et inquiétante est celui du décollage économique.  Jusqu’ici on a beaucoup mis l’accent sur les IDE, les investissements directs étrangers. Jusqu’ici beaucoup de politiques incitatives ont été mises en place pour attirer les investisseurs. Certes, il y a des frémissements dans certains pays, comme en Côte d’Ivoire ou au Sénégal. Mais à mon avis, cette option, qui consiste à parier sur les investissements directs étrangers, a ses limites.

Pour l’essentiel, les investisseurs s’orientent vers les secteurs rentiers, à savoir les mines, le pétrole, les banques, l’assurance, les télécoms. C’est important, mais ce sont des moteurs de croissance très peu transformateurs des économies ouest-africaines. C’est pourquoi je crois de plus en plus que le défi majeur, à part celui de la paix et de la stabilité, est celui que l’on pourrait appeler l’internalisation des politiques économiques. Il faut essayer d’évaluer nos potentialités en termes de ressources humaines mais également en termes de débouchés économiques dans l’agriculture, dans l’industrie, pour voir les leviers sur lesquels on pourrait s’appuyer afin d’impulser des dynamiques internes de transformation structurelle de nos économies.

Ce sont, je crois, les deux défis qui devraient permettre de poser les bases de notre décollage économique et social.

J.R. : Je crois que votre analyse est importante parce que les observateurs extérieurs à l’Afrique, je caricature à peine, ont deux positions : l’afro-pessimisme classique, aujourd’hui encore très actif, et ses tenants ne manquent pas de souligner justement les diverses crises, les problèmes de sécurité.  Et un nouvel afro-optimisme fondé sur quelques croissances moyennes ces dernières années. Ce que j’aime dans votre analyse c’est que vous pointez le fait que cette croissance et ces investissements sont très inégalement répartis. Effectivement, jusqu’à présent, ils n’ont pas démontré cette propriété transformatrice et appropriatrice indispensables à la mise en œuvre de dynamiques propres aux économies africaines.

De votre point de vue, comment les populations africaines peuvent-elles se saisir en commun de ces deux enjeux dont on voit bien qu’il faut les traiter de manière simultanée ?

E.K. : je crois qu’il ne s’agit ni d’être afro-optimiste ni d’être afro-pessimiste. Ce dont il s’agit c’est de la question du leadership.L’Afrique de l’ouest et chacun de nos pays pris isolément sont dans des contextes régional et international dominés par une diversité de contraintes, où donc les possibilités d’action à l’échelle nationale et les capacités d’autonomie sont excessivement faibles. Pourtant, c’est dans cette étroitesse, dans ces possibilités limitées, qu’on devrait s’inscrire pour justement saisir toutes les opportunités qui se présentent : les dynamismes de notre jeunesse, le triomphe des systèmes démocratiques pour l’essentiel, un leadership féminin qui émerge, dans l’entrepreneuriat notamment.

J.R. : En Afrique francophone également ?

E.K. : Oui. Prenez le Sénégal. On y voit depuis le milieu des années 1980 des ajustements structurels. Ils ont vu beaucoup de familles disloquées parce que les hommes étaient au chômage après des licenciements massifs dans les entreprises. Et nous avons assisté à l’émergence de nouveaux leaderships féminins. D’abord dans les secteurs de micro-transformation agro-alimentaire, ensuite dans le secteur du commerce, et progressivement dans les petites et moyennes entreprises. Ce sont des phénomènes peu massifs pour le moment mais émergents et sur lesquels on devrait pouvoir s’appuyer.

Dans nos pays, tout est à reconstruire, mais le potentiel de croissance est énorme. La qualité de nos ressources humaines, les infrastructures en télécommunication également (pour l’essentiel à niveau dans un pays comme le Sénégal), un capital humain de qualité, sont autant d’opportunités et de leviers sur lesquels s’appuyer pour justement reconcevoir le projet d’émergence, de décollage économique et social.

J.R. : Vous insistez à juste titre sur le leadership et sur le projet. Le leadership et le projet tournent autour d’une vision et le propre d’une vision pour qu’elle soit nationale est qu’elle intègre différentes catégories de la population. Vous avez mentionné les femmes. Il y a aussi les « aînés et les cadets ». Nous sommes en Afrique de l’ouest dans une dynamique dans laquelle en effet on trouve des ressources humaines, des talents qui sont en train d’émerger, nous sommes aussi dans des dynamiques démographiques importantes. Beaucoup d’observateurs soulignent d’ailleurs les liens existants entre les enjeux de sécurité et l’emploi de la jeunesse. De manière très concrète quelles sont les deux-trois pistes pour que les aînés incluent les cadets dans un nouveau contrat social ?

E.K. : De toute évidence la question des cadets est aujourd’hui devenue cruciale et même grave. Les jeunes sont sans emploi et très souvent aussi sans formation professionnelle. Vous avez des diplômés très généralistes qui arrivent difficilement à s’insérer dans le milieu professionnel. Vous en avez d’autres sans formation générale ou professionnelle. Le grand risque aujourd’hui c’est de ne pas agir contre les migrations qui vident petit à petit nos pays de nos forces vives et productives. C’est également la tentation djihadiste qui présente une offre sur le plan social, plus « intéressante » dans le court terme que la posture sans emploi fixe ou de chômage dans laquelle la jeunesse ouest-africaine vit aujourd’hui.

Il me semble important de replacer cette problématique dans le cadre global de la reconstruction de notre projet. Il s’agit d’adopter une stratégie d’accélération et même de raccourci. Il faut faire en sorte que les millions de jeunes ouest-africains soient au cœur des projets de transformations structurelles de nos économies. J’ai parlé du secteur agricole. C’est vrai de la transformation agro-alimentaire, ou de toute la perspective de réindustrialisation de nos Etats. Si nous savons adopter des politiques internes, et donc ne pas compter uniquement sur les IDE, si nous savons avoir des approches endogènes et pas repliées sur elles-mêmes, nous pouvons mobiliser les jeunesses africaines, des femmes, des entrepreneurs locaux en général, et créer des dynamiques beaucoup plus simples et durables de croissance.

J.R. : Un nombre non négligeable d’intervenants économiques qui s’intéressent à l’Afrique sont demandeurs d’un débat avec la partie des élites africaines qui se positionnent, proposent une vision tranchée. Je voudrais ainsi revenir à la sécurité : j’aime beaucoup votre manière de poser le lien entre développement inclusif et sécurité. Le djihadisme pose une véritable offre pour les jeunes, court-termiste bien sûr, mais c’en est une. En termes très simples et pratiques, pensez-vous qu’élites africaines et mondiales peuvent proposer une offre compétitive face à l’offre djihadiste ?

E.K. : Sans doute ne faut-il pas trop idéaliser la notion d’élite. Il faut en avoir une approche dynamique, car parmi ces élites, certains sont dans des positions conservatrices, veulent que le monde reste tel qu’il est, n’ont pas intérêt à ce qu’il y a ait des ruptures de fond aussi bien au niveau des pays que dans les relations entre les pays. Ceci dit, on peut noter qu’il y a de nouvelles voix, pas forcément les plus audibles certes, qui tentent d’avoir de nouvelles perspectives et évidemment de nouvelles approches pour non seulement que les processus de transformation interne aux pays empruntent une certaine trajectoire, inclusive, inscrite dans la durée, mais également qui fasse que les relations entre l’Afrique et le reste du monde soient inspirées par le principe d’égalité, de respect mutuel mais également de devenir commun. Comme le disait l’écrivain Cheikh Hamidou Kane, nous n’avons pas eu le même passé mais nous avons rigoureusement le même devenir.

J.R. : Ce sera ma manière de voir les choses sans doute mais vous nous annoncez un monde post-émergent qui renvoie beaucoup à ce que serait un monde pré-westphalien dans lequel nous n’aurions plus l’Europe qui visite le monde mais des mondes qui se visitent respectivement.

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